„Je n'ai jamais été hostile qu'à la bêtise et à la violation des droits de l'homme.”

Source et d'autres citations

Eugène Ionesco 1972 : L'humanisme existe-t-il ?

Le 6 mai 1972, quelques mois avant l'attentat contre l'équipe olympique israélienne, Eugène Ionescos s'exprime dans « Le Figaro littéraire » . Il était profondément bouleversé et déprimé par l’humanisme sur terre. Un peu plus tard, son article a été inclus dans le recueil d'essais « Antidotes » sous le titre de chapitre « La chasse à l‘homme ».

Dans sa contribution, Ionesco aborde d'abord la violence omniprésente dans la publicité et le divertissement à cette époque (!), comment les gens de certains milieux parisiens en jouissaient, comment les gens s'engourdissaient, comment la société ignorait la réalité globale de la vie et comment elle créait son propre monde idéologique : Ionesco décrit le monde tel qu'il est réellement à cette époque et cela se lit comme une description de notre époque actuelle. Ionesco remet en question la volonté et la capacité de l'homme à un humanisme sincère.

Voici des extraits de l’essai « La chasse à l‘homme » d’Eugène Ionesco de 1972 :

 

„… Je leur rappelle qu‘on s‘entretue aux quatre coins du monde, en plein milieu du monde, à deux heures d‘avion. Les victimes d‘hier, les Bengalis, massacrent à leur tour, après avoir torturés, les Pakistanais. » Mais nous le savons, mon cher «, nous disent les snobs en buvant leur whiskey. Cependant, je continue, et tant pis si je ne dis que ce que j‘ai lu dans les journaux : chez les anciens colonisés qui ne s‘entre-tuaient pas quand ils étaient colonisés, aujourd‘hui, dans les républiques et dictatures noires de retour à la tradition, tuer les prisonniers de la même race et les torturer, c‘est une des règles de la guerre.

» Il en est ainsi et il ne peut en être autrement, la vie est cruelle, vous êtes un sentimentale «, me répondront les snobs, tout le monde. Il en est ainsi, bien sûr, mais alors pourquoi avoir réagi au nom de la conscience humaine aux assassinats d‘Oradour?

Je continue : en Irlande, les Catholiques et les Protestants sont des tueurs, les un aussi bien que les autres. La civilisation tibétaine a été détruite et personne n‘a bougé. C‘était la seule civilisation métaphysique du monde. » Alors, c‘est juste qu‘on l‘ait détruite «, peuvent nous répliquer les mêmes gauches du XVIe arrondissement. On a presque détruit la culture juive en Russie soviétique. Les nations libérées du joug impérialiste ont maintenant à leur tête des tyrans odieux et cruel. Du temps de la colonisation, ils vivaient dans la pauvrété, aujourd‘hui ils vivent dans la terreur.

Pas tout le monde, peut-être, seulement ceux qui n‘ont pas renoncé à penser. Mais les bonnes âmes s‘en fichent, à Paris ou à Londres ou à New York, après avoir soutenu au nom des indépendances nationales les révolutionnaires qui, une fois au pouvoir, ont instauré les despotismes, la terreur, ont rempli les prisons. » Au moins, ils font cela entre eux «, nous disent les sophistes et faux philanthropes qui s‘en lavent les mains. Je sais, je sais, je sais, il en a toujours été ainsi, si on se retourne vers le passé nous ne voyons que civilisations détruites, villes rasées, mises en esclavage de peuplades ou de nations entières.
Aujourd‘hui, les Américains bombardent les provinces habitées et les Vietcongs massacrent ceux qui ne veulent pas s‘associer à eux : les charniers de centaines et de milliers de cadavres ont été découverts après leur passage. Staline a tué des millions Russes. Les Allemands n‘ont pas tué autant de gens. On a presque oublié les millions de Juifs tués, et l‘on désire maintenant cyniquement ou hypocritement que l‘on extermine les Juif d‘Israel et même ceux d‘ailleurs.

On a tout à fait oublié l‘extermination des Arméniens. » Si on devait pleurer sur le sort de quelques millions d‘Arméniens, on ne pourrait plus vivre, on ne pourrait plus boire notre gin tranquillement, on ne pourrait plus discuter de la politique, on s‘en fout. Imaginez-vous ça, les Arméniens en plus ... «

Mais pour que les bonnes consciences ne soient pas ébranlées, on justifie la violence. Il est vrai qu‘elle existe dans tout l‘univers, chez l‘homme, les animaux, les insectes. Mais le pari de l‘homme, le pari de Jésus était d‘instaurer au milieu de la violence naturelle et universelle une non-violence. On s‘est emparé de cela. Ennemi de la violence du pouvoir, le dictateur instaure une violence répressive pire que toutes les violences établies auparavant. Le mot » humanisme « est devenu aussi ridicule qu‘au temps du nazisme.

On prend des otages et on les tue, mais les idéologues astucieux nous font savoir qu‘il y a les mauvais otages et les bons otages. Il est permis de kidnapper les mauvais otages, mais il est criminel de kidnapper les bons.

Où est la bonne violence? De quel côté est la mauvaise? La violence va au-delà des besoins de la violence, puisque une fois installée elle est plus grande que la violence qui a été renversée. Un demi- siècle de règne communiste en Russie s‘est révélé pire que le régime tsariste, et la société idéale n‘est toujours qu‘un rêve, une chose dont on sourit et dont on ne veut pas, en somme. Voyez les têtes des dictateurs russes, regardez, rien que bestialité dans ces visages. Où sont les rêveurs?

Toute l‘histoire est pleine de nuits de la Saint-Barthélemy. Et si l‘on nous dit que toutes ces tueries n‘ont que des causes économiques et sociales et de lutte de classe, c‘est un cliché idiot et faux, auquel ne peuvent croire que des gens sous-développés intellectuellement … Oui, nous savons tout cela, nous le savons. Nous ne le savons pas assez.

Dernièrement, des jeunes Japonais révolutionnaires ont torturé puis tué d‘autres révolutionnaires japonais du même parti qu‘eux, mais que avaient, dit-on, des idées trop personnelles ou bient étaient déviationnistes. Il est évident qu‘ils ne les ont tué que pour l‘amour de tuer. En Turquie, récemment, d‘autres jeunes révolutionnaires se sont fait sauter avec leurs otages. Ce sacrifice collectif me rappelle les assassinats et suicides des Gardes de fer, les nazis roumains de l‘entre-deux-guerres. Ils avaient procédé de la même manière que les gauchistes turcs d‘aujourd‘hui, mais pour des raison différentes et au nom d‘idéaux contraires. A mon avis, cela veut dire que les contenus de conscience, les contenus idéologiques si différents les uns des autres et même contradictoires n‘ont fait que libérer les mêmes pulsions et ont mené aux mêmes conduites. Cela veut bien dire que ces contenus idéologiques n‘ont servi chez les uns et chez les autres que de justifications superficielles propres à masquer les mêmes tendances instinctives profondes qu‘ils ont aidées à dèclencher. Longtemps j‘ai cru que les hommes se dètestaient eux-mêmes à travers les autres, je crois à présent que chaque homme n‘aime que soi-même et déteste tout le reste de l‘humanité.

Tout est possible. Il est même possible que l‘humanité survive. Si elle mérite de survivre et si elle réussit à survivre, c‘est parce qu‘il y a encore quelques martyrs ou quelques justes, très peu, mais qui témoignent heroïquement comme Soljénitsyne, avec une puissance dantesque, avec sainteté et génialité contre la fureur, la bêtise, la colère, la stupidité qui régissent le monde.

On en prendra conscience peut-être et, malgré tout, on parviendraa peut-être à stopper ou à freiner la catastrophe universelle.“

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Trouvé dans: « Journal de mon désarroi », Le Figaro littéraire, 6 mai 1972 / Antidotes, Gallimard, pages 39-45

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